4.

Je ne voulais pas retourner au bureau de Haber. Je craignais le tour que pourrait prendre la conversation.

Mais il fallait qu’on fasse le point, et il fallait que je mange.

Je ramenai donc Candace à ma chambre et je commandai un repas à l’office.

Je me tenais devant la fenêtre isotherme, contemplant la cité, cependant que Candace téléphonait au bureau. Je n’écoutais même pas, sachant que Candace avait une idée très précise de ce que je voulais savoir, et je regardais simplement Belport parcourir à mes pieds le cycle d’un lundi aussi terne que d’habitude. Belport possédait une structure radiale avec un agglomérat central urbain composé des édifices en forme de champignons qui étaient en vogue il y a une trentaine d’années. L’hôtel où je me trouvais était de ce type et, de ma fenêtre, j’apercevais trois autres édifices de même nature au-dessus et au-dessous de moi, sur la droite et sur la gauche. Au-delà, se dressaient les tours en flèches de cathédrale où se trouvaient les appartements en copropriété des quartiers résidentiels. J’apercevais le long serpent des voitures gaiement colorées, coupé de loin en loin par les défilés de notre campagne pro-référendum ou ceux de nos adversaires. Vus de cent mètres de hauteur, ils perdaient toute importance.

« Voyez-vous, mon chou, dis-je au moment où Candace coupait la communication du 3–V, tout ceci n’a pas de sens. Je veux bien admettre que la condition de ces enfants est fort triste, et qui peut demeurer insensible devant des gosses qui souffrent ? Mais que les Arcturiens possèdent ou non une station de télémétrie et de repérage sur le lac, ça n’a rien à voir avec leur problème.

— N’est-ce pas vous qui m’avez dit que la logique n’avait rien à voir avec les relations publiques ? » dit Candace. Elle vint à mes côtés, près de la fenêtre, s’assit sur le rebord et consulta ses notes : « Les sondages révèlent un nouveau recul d’un demi-point… Haber m’a dit de vous rappeler sans faute qu’il s’agit là d’une victoire. Sans les Archats, nous aurions au moins perdu deux points. Chicago approuve le dépassement de budget. Et c’est tout ce qui importe.

— Merci ». On sonna à la porte et elle me quitta pour introduire les serveurs qui apportaient notre déjeuner. Je la regardai faire sans beaucoup d’appétit, sauf peut-être pour le seul plat qui n’était pas au menu, Candace elle-même. Mais j’essayai de manger.

Candace ne m’aidait pas beaucoup. Elle fit même quelque chose qui ne lui ressemblait pas : durant tout le repas elle ne cessa de parler des Enfants et uniquement des Enfants. Je dus entendre l’histoire de Nina qui avait quinze ans à son arrivée à l’hôpital général Donnegan, après avoir subi l’occupation tout entière. Elle ne voulait parler à personne, pesait vingt-cinq kilos et ne cessait de hurler tant qu’on ne lui permettait pas de se cacher sous le lit. « Au bout de six mois, dit Candace, on lui a donné une marionnette et c’est par ce truchement qu’elle a finalement consenti à parler.

— Comment avez-vous appris tout ça ? demandai-je.

— Par Tom. Et puis il y a eu les Enfants sans bactéries… » Elle parla des séries d’injections et des transplants de moelle épinière qui avaient été nécessaires pour restaurer les réactions de défense de l’organisme sans tuer les patients ; et ceux dont les nerfs vocaux et auditifs étaient détruits, apparemment parce que les Arcturiens voulaient vérifier si les humains pouvaient penser rationnellement une fois privés de leurs moyens d’expression articulés. Ceux qui avaient été élevés avec du glucose chimiquement pur pour des études de diététique. Les Enfants à qui manquait le sens du toucher et ceux qui ne possédaient aucune musculature développée.

« C’est Tom qui vous a dit tout ça ?

— Et bien d’autres choses encore, Gunner. Et il ne s’agit que des survivants. Certains des gosses ont été délibérément…

— Depuis combien de temps connaissez-vous Tom ? »

Elle reposa sa fourchette, sucra son café et avala une gorgée en me regardant par-dessus sa tasse. « Depuis que je suis arrivée ici. Deux ans. Avant la venue des Enfants, naturellement.

— Vous le connaissez fort bien, en somme.

— Oh ! oui.

— Il aime réellement ces gosses, je l’ai bien vu. Et vous aussi. » J’avalai un peu de mon propre café qui avait un goût de pâtée pour cochons diluée et pris une cigarette. « Je crois que j’ai attendu trop longtemps, n’est-ce pas ? dis-je.

— Mon Dieu, oui, Gunner, dit-elle, j’ai l’impression que vous avez loupé le coche.

— Je vais vous dire autre chose, dis-je. Vous essayez, je crois, de m’annoncer une nouvelle qui ne concerne pas la Proposition Quatre de la prochaine élection. »

À quoi elle répliqua, non sans logique :

« En fait, Gunner, je vais épouser Tom Whitling le jour de Noël. »

Je la renvoyai au bureau et je m’étendis sur mon lit en fumant et en regardant la fumée disparaître, aspirée par les grilles d’aération. Je me sentais assez calme et apaisé parce que j’avais donné des instructions au standard pour retenir tous les appels jusqu’à nouvel ordre. Je me trouvais dans une totale apathie.

La perfection est si rare en ce monde qu’il est intéressant de découvrir un cas où l’on s’est parfaitement fourvoyé de bout en bout.

Si j’avais consulté ma petite liste, j’aurais pu en vérifier tous les points. D’une façon ou d’une autre. Je n’avais pas congédié Haber, et je ne le désirais plus réellement, car il n’était pas beaucoup plus mauvais que moi sur ce coup ; les faits le prouvaient amplement. Sans doute avais-je vu les Enfants. Mais un peu tard. Sans doute avais-je épluché les antécédents de Connick, l’adversaire numéro un de la proposition ; ce que j’avais découvert lui aurait sans doute causé du tort, mais je ne voyais pas en quoi ma tâche s’en trouverait facilitée. Et il n’était plus question pour moi d’épouser Candace Harmon.

À y regarder de plus près, pensai-je en allumant une nouvelle cigarette au mégot de la précédente, il existait un cinquième point que j’avais gâché comme les autres.

Toute l’histoire des services de relations publiques montre combien la raison entre peu dans les études de motivations, et pourtant j’étais tombé dans le piège le plus vieux et le plus imbécile tendu aux publicistes. Pensez aux slogans historiques qui constituent les chefs-d’œuvre du genre : « Les Juifs ont poignardé l’Allemagne dans le dos. » « Soixante-dix-huit (ou cinquante-neuf ou cent trois) personnes employées au Département d’État sont des communistes titulaires de la carte du parti ! » « Engagez-vous pour la Corée ! » Il ne suffit pas qu’un thème de propagande soit rationnel ; c’est même mauvais, si vous voulez agir sur les glandes de vos congénères, parce qu’il doit paraître par-dessus tout nouveau et d’une telle simplicité révolutionnaire qu’il fait voir un problème énorme, confus et désagréable sous un jour entièrement neuf et réconfortant. C’est sous cet aspect qu’il doit apparaître aux yeux de l’Homme Moyen. Et puisqu’il a passé un certain nombre d’heures dans le doute et l’amertume à rechercher quelque moyen personnel de salut devant une Allemagne en faillite, une menace de subversion ou une guerre qui ne mène nulle part, aucune solution rationnelle ne pourra jamais résoudre ces difficultés, puisqu’il les a déjà toutes envisagées et qu’il a découvert, soit qu’elles étaient impraticables, soit qu’elles coûtaient plus cher qu’il n’était disposé à payer.

Par conséquent j’aurais dû, à Belport, concentrer mes efforts sur l’argument brillant, irrationnel, distrayant. Le Gros Mensonge, si vous préférez. Et c’est tout juste si j’avais trouvé une Perfide Insinuation.

Il était intéressant d’examiner de combien de manières je m’étais fourvoyé. Y compris la plus grande erreur de toutes : j’avais laissé Candace Harmon m’échapper. Je m’abandonnais à de sombres pensées, j’en arrivais à me mépriser, quand on sonna. J’ouvris : un type en tenue vert olive des Forces spatiales me disait : « Venez, Mr. Gunnarsen, la Délégation de Trêve désire vous parler. »

L’espace d’un instant, j’avais de nouveau dix-neuf ans. J’étais Roquettiste 3/c sur la Lune, montant la garde à la base Aristarque contre des envahisseurs de l’espace extérieur. (À l’époque, nous prenions cela pour un énorme canular. Ce qui montre bien à quel point une plaisanterie peut virer à l’aigre.) Le type en vert olive était un colonel du nom de Peyroles, et il me conduisit par un couloir jusqu’à un ascenseur privé dont j’ignorais même l’existence. Celui-ci nous débarqua sur le dôme plat du champignon et nous pénétrâmes dans un appartement en comparaison duquel le mien n’était qu’un vulgaire sous-sol dans une vieille bâtisse de Levittown. Il y régnait une odeur à vous faire tomber raide. J’avais surmonté ma docilité naturelle envers les porteurs de galons et je tirai un tampon désodorisant que je m’appliquai incontinent sur le nez. Le colonel ne m’accorda même pas un regard.

« Asseyez-vous », aboya-t-il en me laissant devant une cheminée sans feu. Il se passait quelque chose. J’entendais un bruit de voix provenant d’une autre pièce. Et elles étaient nombreuses : « … Nous en avons brûlé un en effigie et, nom de Dieu, nous finirons par en brûler un vrai… »

« … Il chlingue comme un putois… »

« … À vous soulever le cœur ! » Comme c’était vrai… pourtant, quelques secondes à peine s’étaient écoulées depuis mon entrée dans l’appartement et déjà j’avais presque oublié l’odeur. Curieux comme on s’y habituait rapidement. Comme pour un fromage bien fait : la première bouffée vous donnait des haut-le-cœur, mais bientôt les nerfs olfactifs, ayant jaugé l’adversaire, élevaient des barrières défensives.

« … c’est entendu, la guerre est terminée et il faut bien les supporter, mais dans sa propre ville… »

Je ne savais pas ce qui se passait dans l’autre pièce, mais en tout cas c’était bruyant. Les gens avaient toujours mauvais caractère dans le voisinage des Arcturiens, parce que l’odeur leur mettait les nerfs à vif. On n’aime pas les odeurs désagréables. Elles vous font penser à la sueur et aux excréments que nous avons voulu bannir de notre vie au point d’en oublier l’existence. Puis une voix puissante aux intonations militaires réclama le silence – je reconnus le timbre du colonel Peyroles – et ensuite une autre voix, étrange, bien qu’elle s’exprimât en anglais, prit la parole. Un Arcturien ? Comment s’appelait-il ? Knafti ? Mais je m’étais laissé dire qu’ils étaient incapables de former des sons humains.

Quoi qu’il en soit, le personnage en question mit fin à la réunion. La porte s’ouvrit.

J’aperçus dans l’embrasure deux douzaines de dos hostiles quittant la salle par une autre porte et, venant vers moi, le colonel de la Force spatiale et un très jeune homme au visage d’ange, en civil, qui traînait la jambe… et, oui, l’Arcturien. C’était le premier que je voyais de si près, dans un groupe aussi réduit. Il s’avançait vers moi sur quatre ou six de ses membres en baguettes de tambour, le thorax enchâssé dans une carapace dorée, sa face de mante et ses yeux d’un noir brillant fixés sur moi.

Peyroles referma la porte derrière eux.

Il se tourna vers moi : « Mr. Gunnarsen… Knafti… Timmy Brown. »

J’ignorais s’il fallait tendre la main et d’ailleurs pour serrer quoi ? Knafti se contenta de me considérer gravement. Le jeune garçon inclina la tête. « Je suis heureux de vous rencontrer, messieurs, dis-je. Comme vous le savez peut-être, j’ai déjà essayé d’obtenir un rendez-vous, mais vos collègues ont refusé. Je suppose que le vent a tourné à présent. »

Le colonel fronça les sourcils en direction de la porte qu’il venait de fermer… on entendait toujours du bruit derrière… « Vous avez tout à fait raison, dit-il, c’était là une réunion d’un comité de dirigeants civiques… »

Il fut interrompu par la porte qui s’ouvrit violemment. Un homme parut et hurla : « Peyroles ! Cet être comprend-il un langage humain ? Je l’espère. Qu’il sache donc que je me charge personnellement de le mettre en pièces s’il est encore à Belport demain, à la même heure. Et si un être humain ou un soi-disant être humain comme vous prétend s’y opposer, je lui ferai subir le même sort ! » Il claqua la porte sans attendre de réponse.

« Vous voyez ? bougonna Peyroles avec irritation. Des incidents de ce genre ne se seraient jamais produits avec des troupes régulières. C’est de cela que nous voulons vous parler.

— Je vois », dis-je, et effectivement je voyais fort bien, car le personnage qui s’était penché dans l’embrasure de la porte était précisément le partisan type de l’octroi d’une base aux Arcturiens sur lequel nous avions compté, le vieux – comment Connick l’appelait-il déjà – le vieux Schlitz, l’homme dont nous nous efforcions d’assurer l’élection pour faire passer notre projet.

À en juger par le tumulte qui avait présidé au conseil de la délégation des citoyens, il y avait du lynchage dans l’air. Je comprenais qu’ils soient revenus sur leur décision, pour faire appel à moi avant que la situation échappe à tout contrôle et qu’on en vienne au meurtre – si c’est bien le terme qui convient pour un Arcturien.

À bien y réfléchir, le lynchage de Knafti pouvait très bien ne pas être la pire éventualité ; il pouvait en résulter un revirement de l’opinion publique…

J’écartai cette pensée et revins à la réalité présente. « De quoi s’agit-il exactement ? » demandai-je. « Si je comprends bien, vous me demandez de modifier l’image que l’on se fait de vous. »

Knafti s’assit, si l’on peut appeler cela s’asseoir, sur un tuteur de plante grimpante. Le jeune garçon pâle lui murmura quelque chose, puis s’avança vers moi.

« Mr. Gunnarsen, dit-il, je suis Knafti. » Il prononçait ses voyelles avec une grande précision en appuyant à la fin de chaque phrase, comme s’il avait appris l’anglais dans un manuel. Je n’avais aucune peine à le comprendre. Du moins à reconnaître les paroles qu’il prononçait. Il me fallut au contraire un moment pour saisir ce qu’il voulait dire ; et Peyroles dut venir à mon secours.

« Il veut dire qu’il s’exprime en ce moment à la place de Knafti, dit le colonel. Il sert d’interprète. »

— Le garçon remua les lèvres pendant un moment – on aurait dit qu’il changeait de vitesse – : « C’est exact, je suis Timmy Brown, traducteur et assistant de Knafti.

— Alors demandez à Knafti ce qu’il veut de moi. » J’avais essayé de prononcer les mots à sa façon – une sorte d’éternuement pour le K et un sifflement impossible à décrire pour le F.

Timmy Brown remua de nouveau les lèvres : « Moi, Knafti, je désire que vous arrêtiez… que vous interrompiez… que vous mettiez fin à vos opérations à Belport. »

De la plante grimpante où il s’était perché, l’Arcturien agita ses membres filiformes et pépia comme un écureuil. Le garçon répondit de la même manière puis, s’adressant à moi : « Moi, Knafti, je vous félicite de l’efficacité de votre travail, mais je vous commande de l’interrompre.

— Ce qui veut dire, grommela le colonel Peyroles, qu’il faut tout arrêter.

— Allez donc faire la guerre dans l’espace, Peyroles. Timmy… je veux dire Knafti, je suis payé pour faire ce travail. C’est la Confédération arcturienne elle-même qui a loué nos services. Je reçois mes ordres de Arthur S. Bigelow Jr. et je les exécute, que Knafti le veuille ou non. »

Pépiements et gazouillements entre Knafti et le pâle garçon boiteux. L’Arcturien quitta sa plante grimpante et se dirigea vers la fenêtre, regardant le ciel et la circulation des hélicoptères. « Quels que puissent être vos ordres, dit Timmy Brown, moi, Knafti, je vous dis que votre action est pernicieuse. » Il hésita, murmura quelques mots indistincts. « Nous ne désirons pas obtenir une base en cet endroit aux dépens de la vérité et… (il tourna un regard implorant vers l’Arcturien) et il m’apparaît que vous voulez falsifier la vérité. »

Il pépia à l’adresse de l’Arcturien qui détourna de la fenêtre ses yeux aveugles et noirs et s’approcha de nous. On ne peut pas dire que les Arcturiens marchent. Ils se traînent sur la partie inférieure de leur thorax. Leurs membres sont minces et souples, et ceux qui ne servent pas à les soutenir, ils les utilisent pour gesticuler. Knafti agitait un certain nombre des siens en adressant une courte série de pépiements au jeune garçon.

« … sinon, termina Timmy Brown, moi, Knafti, je vous préviens que nous devrons recommencer cette guerre une nouvelle fois. »

Sitôt revenu à ma chambre, je câblai à Chicago pour demander ordres et explications et je reçus bientôt la réponse que j’attendais : Arrêtez tout. Je soumets la question à Arthur S. Bigelow Jr. Attendez instructions.

J’attendis donc. Et, pour tromper mon attente, j’appelai Candace au bureau pour obtenir les dernières nouvelles. Je la mis au courant de la quasi-échauffourée qui s’était produite dans l’appartement de la Délégation de Trêve et lui demandai la raison de toute cette effervescence. Elle secoua la tête. « Nous avons en main le programme de leurs rencontres, Gunner. Il n’indique rien d’autre que “Rendez-vous avec délégation de citoyens”. Mais l’un de ces dirigeants a une secrétaire qui déjeune avec une fille qui travaille à notre service d’Enregistrement et de Comptabilité et…

— Et vous en saurez plus. Très bien, et maintenant, où en sommes-nous ? »

Elle entreprit de lire des résumés d’instructions et des rapports. Il y avait là-dedans à boire et à manger mais la situation d’ensemble n’était pas entièrement mauvaise. Les sondages d’opinion montraient un léger accroissement en faveur des Arcturiens. Ce n’était pas lourd, mais c’était le premier élément positif à ma connaissance, d’autant plus incompréhensible du fait de l’attitude de Knafti et de l’algarade avec les citoyens délégués.

« Pour quelle raison ? » demandai-je.

Sur l’écran, le visage de Candace était aussi perplexe que le mien : « Nous cherchons toujours.

— Très bien. Continuez. »

Nous avions marqué d’autres avantages. L’Exposition florale nous avait valu une surprenante collecte en attitudes favorables – parmi ceux qui assistaient à cette manifestation. Bien entendu, ils ne constituaient qu’une fraction minuscule de la population de Belport. Les pseudo-chats d’Arcturus, les archats, nous faisaient également gagner un point. Par contre, nous étions en perte de vitesse dans les résolutions prises à l’issue des réunions de parents d’élèves, par les démissions qui affluaient à la Ligue d’Amitié arcturo-américaine de Candace et le public clairsemé qui assistait aux séances organisées dans les cafés du voisinage. Maintenant que je savais à quoi m’attendre, je pouvais discerner l’influence des Enfants sur les résultats que nous obtenions. Lorsque le sondage était effectué dans le cadre familial, les attitudes étaient notablement plus mauvaises que lorsque le sujet était interrogé sur le lieu de travail, dans la rue ou au théâtre.

L’importance de ce facteur était exactement telle que je l’avais estimée à l’intention de Connick. Nul homme n’est jamais une simple entité. Il se comporte d’une manière lorsque l’image qu’il se fait de lui-même correspond à celle de chef de famille, d’une autre lorsqu’il assiste à un cocktail, d’une troisième lorsqu’il travaille, d’une quatrième lorsqu’il est assis auprès d’une jolie fille à bord d’un hélicoptère de transit. Ce sont là des vérités élémentaires. Mais il avait fallu un demi-siècle pour que les spécialistes de la Recherche en Motivations apprennent à les utiliser.

Dans le cas présent, la marche à suivre était claire. Repousser l’élément familial au second plan, mettre l’accent sur le jeu. Je donnai l’ordre d’organiser davantage de défilés de chars, de retraites aux flambeaux et un concours de beauté pour teen-agers. J’annulai les quatorze rallyes pique-nique que nous avions prévus et donnai l’ordre de suspendre les réunions de café.

Je n’obéissais pas exactement aux ordres de Chicago. Mais cela n’avait pas d’importance. Toutes ces manifestations pouvaient être annulées d’un seul mot et, tout compte fait, il ne s’agissait que de menus détails. Mais le vrai Sésame m’échappait toujours.

J’allumai une cigarette et réfléchis une minute. « Voudriez-vous, dis-je, me donner quelques-uns des extraits synoptiques des sondages d’opinion effectués sur les chefs de famille et particulièrement les familles comptant quelques-uns des Enfants ? Je ne veux ni l’intégration ni l’analyse. Simplement les réponses brutes, à l’exclusion des travaux d’approche. »

Sitôt qu’elle eut raccroché, le circuit de Chicago entra en ligne avec un message différé :

Question d’Arthur S. Bigelow Jr. Étant entendu que plafond supprimé au budget et qu’on vous donne carte blanche, pouvez-vous garantir, je répète garantir, victoire au référendum ?

Ce n’était pas la réponse que j’attendais de leur part.

C’était cependant une question légitime. Je la retournai un moment.

Bigelow Junior m’avait déjà laissé les coudées franches – selon son habitude ; comment un sauveur de situations pourrait-il travailler autrement ? S’il soulignait, à présent, que j’avais les mains entièrement libres, ce n’était pas qu’il pensait que je ne l’avais pas compris dès le début. Il ne me soupçonnait pas non plus d’économiser des bouts de chandelles en réduisant au plus juste le salaire des secrétaires. Il ne voulait dire qu’une chose : gagner coûte que coûte.

Dans ces conditions, étais-je capable de réussir ?

Naturellement, je pouvais gagner. Oui. À condition de trouver le Sésame. On peut toujours remporter une élection, où que ce soit, quelle que soit sa nature, à condition de payer le prix.

Ce qui était difficile, c’était justement de découvrir la nature de ce prix. Il ne s’agit pas toujours d’argent. Parfois le prix à payer est une vie humaine et c’était Connick que j’avais désigné pour tenir le rôle de victime. Offrez un sacrifice humain aux dieux et votre prière est exaucée…

Mais les dieux voulaient-ils le sacrifice de Connick ? Gagnerait-on à l’écraser lorsqu’on se souvenait que son adversaire était l’un des hommes qui avaient menacé Knafti dans l’appartement de la Délégation de Trêve ? Et dans ce cas… mon couteau était-il assez tranchant pour le vider de son sang ?

Il l’avait été dans le passé. Et si Connick n’était pas l’homme à abattre, il m’appartiendrait de trouver celui qui répondait aux conditions requises. J’expédiai donc une réponse succincte : oui

Et en moins d’une minute, comme si Junior avait attendu ma réponse près du téléscripteur – et peut-être l’avait-il fait – sa réponse me parvint :

Gunner, nous avons perdu la clientèle de la Confédération arcturienne. L’homme de liaison de la Confédération arcturienne déclare que le marché ne tient plus. Ils nous notifient l’annulation de notre contrat et l’on suppose qu’ils pourraient de même annuler le traité d’armistice entier. Je n’ai pas à vous rappeler que nous avons besoin d’eux. Il existe une possibilité que nous puissions les récupérer en leur montrant des résultats nets à Belport. C’est là-dessus que nous devons jouer. Employez tous les moyens pour remporter cette élection, Gunner.

Le circuit du bureau résonna à ce moment. C’était probablement Candace, mais je ne tenais pas à lui parler pour l’instant. Je branchai tous les circuits de communication sur « Attente », me déshabillai et pénétrai dans la douche. Je réglai le jet à pleine puissance et laissai l’eau me fouetter la peau. Ce n’était pas pour stimuler la réflexion, c’était pour la remplacer.

Je ne voulais plus réfléchir désormais.

Je ne voulais pas me demander : (a) si la guerre se déchaînerait de nouveau et, si oui, dans quelle mesure j’aurais participé à la rallumer ; (b) ce que j’étais en train de faire au brave Connick ; (c) si le jeu en valait vraiment la chandelle ; et (d) à quel point j’allais me dégoûter moi-même à Noël prochain. Je voulais seulement me laisser anesthésier par le giclement de l’eau chaude et parfumée qui fouettait ma peau en écumant. Lorsque mon épiderme commença à prendre un aspect pâle et ridé, bien que n’ayant trouvé aucune solution, je sortis de la douche, me vêtis, ouvris les circuits de communication et les laissai clignoter et grésiller tous ensemble.

Je commençai par Candace. « Gunner ! dit-elle. Mon Dieu, avez-vous entendu parler de la déclaration que vient de publier la Commission d’Armistice…

— En effet. Quoi d’autre ? »

Chic fille ! Elle changea de vitesse sans un battement de cils. « Ensuite il y a eu cette réunion des dirigeants civiques dans l’appartement de la Délégation de Trêve…

— J’ai vu. Contrecoup de la déclaration de la Commission d’Armistice. Ensuite ? »

Elle consulta les papiers qu’elle tenait à la main, hésita, puis dit : « Rien d’important. Euh… Il y a la séance de 3–V prévue pour ce soir…

— Oui…

— Voulez-vous que je l’annule ?

— Non, dis-je, vous avez raison en ceci que nous n’utiliserons pas le temps prévu pour la Ligue d’Amitié arcturo-américaine, mais vous avez tort, car nous l’emploierons d’une autre façon. Comment, je ne pourrais pas vous le dire maintenant…

— Mais Junior a dit…

— Ma chère, répondis-je, Junior a dit toutes sortes de choses. S’est-il présenté quelqu’un pour me scalper ?

— Mon Dieu, dit-elle, il y a Mr. Connick. Je ne pensais pas que vous voudriez le voir.

— Au contraire, je vais le voir. Je recevrai n’importe qui.

— N’importe qui ? » Je l’avais surprise. Elle plongea derechef dans sa liste. « Il y a quelqu’un de la Délégation de Trêve,…

— Je recevrai tous les membres de la Délégation de Trêve qui voudront bien se présenter.

— … et le commandant Whitling de…

— L’hôpital. Bien entendu, et dites-lui de se faire accompagner par quelques Enfants.

— … et… » Elle s’interrompit et me regarda. « Gunner, vous me faites marcher ? Vous n’allez pas me faire croire que vous voulez réellement voir tous ces gens. »

Je souris, tendis la main et tapotai l’écran. Elle devait voir une gigantesque main nuageuse envahir l’image, mais elle comprendrait la signification de mon geste. « C’est bien ce qui vous trompe, je veux les voir tous. Plus ils seront nombreux, mieux cela vaudra. D’autre part j’aimerais mieux les recevoir tous ensemble dans mon bureau. Alors préparez cette audience, car je serai occupé d’ici là.

— Occupé à quoi, Gunner ?

— À trouver pourquoi je désire les voir. » Et je coupai la communication, me levai et sortis. J’avais besoin de marcher, de marcher longtemps, et c’est ce que je fis.

Lorsque je fus las de marcher, je me rendis au bureau et chassai Haber de son bureau particulier. Je me tins debout devant ce qui avait été sa table de travail tandis que j’interrogeais Candace. Je découvris qu’elle avait pris tous mes rendez-vous pour le soir même, puis je dis à Haber de s’en aller. « Et merci », ajoutai-je.

Il s’arrêta à mi-chemin de la porte. « Merci pour quoi, Gunner ?

— Pour un très joli bureau dans lequel tuer le temps. » J’indiquai du geste l’ameublement. « Je me demandais à quoi vous aviez dépensé cinquante mille dollars, lorsque j’ai vu les factures dans le bureau de Chicago. Au premier abord, j’ai cru que vous aviez un peu gonflé la note, je l’avoue. Mais je me trompais.

— Voyons, Gunner ! dit-il d’un air offensé, jamais je ne ferais une chose pareille.

— Je vous crois. Attendez une minute. » Je réfléchis une seconde, puis je lui dis de m’envoyer quelques membres du personnel technique, et de ne permettre à personne, je répétai personne, de me déranger pour quelque raison que ce soit. Je lui fis sérieusement peur. Il me quitta assez bouleversé, un peu irrité, un peu admiratif, un peu excité intérieurement, je crois, à la perspective de voir comment le grand homme allait se tirer de ce mauvais pas. Cependant le grand homme s’entretint brièvement avec les techniciens, fit un somme de dix minutes, but les Martini servis sur son plateau de dîner et jeta tout le reste au vide-ordures.

Puis, comme il me restait près d’une heure avant l’instant des rendez-vous que Candace avait fixés pour moi, je fis le tour du bureau de Haber, le gros lard, pour voir quelles distractions il pouvait m’offrir.

Il y avait ses classeurs. J’y jetai un coup d’œil et les oubliai aussitôt. Il n’y avait rien dans les mémorandums accumulés qui pût m’intéresser, pas même pour les potins. Il y avait des livres sur son étagère. Mais je ne voulais pas déranger la patine de poussière que même les machines n’avaient pu atteindre. Il y avait son bar particulier, et la collection de photographies dans le dernier tiroir de son bureau.

Je commençais à trouver le temps long, mais les techniciens du studio m’annoncèrent qu’ils avaient terminé les montages entrepris sur ma requête, et que le moniteur contrôlant les effets de bande 3–V pouvait à présent être dirigé à distance depuis mon bureau. Dès lors, je sus que j’avais à ma disposition un moyen agréable de tuer le temps, aussi long fût-il.

Avez-vous jamais joué avec la console d’un moniteur 3–V, secondé par une bibliothèque entière de bandes d’effets spéciaux ? Cela vous donne l’impression d’être un dieu.

Tout ce que fait la machine, c’est de prendre les bandes vidéo qui se trouvent en mémoire et de les faire passer sur l’écran. Mais elle manipule également la taille et la perspective ou superpose l’un à l’autre… de telle sorte que vous pouvez, comme je l’ai fait effectivement, placer la personne vivante ou un individu que vous n’aimez pas dans une situation embarrassante et projeter le tout sur un écran de montage, si bien que seul le technicien du studio est capable de découvrir les points de chevauchement qui trahissent le truquage.

De toute évidence, c’est un procédé qui vous permet de surmonter presque toutes les difficultés dans une campagne, puisque c’est un véritable jeu d’enfant de fabriquer de toutes pièces un événement de votre choix et de lui donner les apparences de la réalité.

Naturellement, tout le monde sait que ce procédé est réalisable, si bien que ce qu’on a sous les yeux ne suffit plus à convaincre personne, même un électeur. Et la loi peut sévir contre vous. J’avais pensé manigancer quelque terrible histoire pour compromettre Connick, par exemple. Mais elle aurait fait long feu ; quel que soit le moment choisi pour montrer le complot, la partie adverse aurait toujours le temps de parler d’une fraude électorale qui serait dénoncée par une campagne de presse bien orchestrée. C’est pourquoi j’utilisai la machine pour un dessein infiniment plus intéressant à mon point de vue. Je m’en servis comme d’un jouet.

Je commençai par choisir la base lunaire d’Aristarque comme arrière-plan, découvris un corps de Roquettistes qui s’éloignaient du pas allongé des hommes de la Lune, plaçai mon propre visage sur l’une des silhouettes casquées et batifolai de-ci de-là avec la caméra imaginaire, observant le Roquettiste 3-c Odin Gunnarsen, âgé de dix-neuf ans, à moitié anéanti de peur, mais effectuant néanmoins son travail. C’était ma foi un fort gentil garçon, pensais-je objectivement, et je me demandai ce qui lui était arrivé plus tard. J’abandonnai ce sujet pour rechercher d’autres amusements. Je trouvai les images de Candace sur les bandes en archives et m’amusai avec elle pendant quelque temps. Son visage ouvert et amical donnait quelque dignité aux corps fantastiques d’une demi-douzaine de strip-teaseuses qui dormaient dans les classeurs ; mais j’arrêtai bientôt ce jeu puéril.

J’avais de plus grandes ambitions. Je déployai la panoplie complète des cieux sur l’écran de la machine, repérai la Grande Ourse et traçai son arc en travers de la moitié du ciel jusqu’au moment où je localisai Arcturus. Puis je fis remonter le champ en prenant l’étoile pour centre, tandis que des astres plus petits grandissaient et défilaient de part et d’autre de l’écran, recherchai ses sept planètes gris-vert et localisai le numéro cinq parmi elles, le monde aqueux où Knafti était né. Je fis reconstituer par l’ordinateur de la machine les péripéties du bombardement orbital et regardai les énormes champignons de gaz empoisonné monter dans le ciel arcturien, balayant les cités insulaires de gigantesques raz de marée qui ne laissaient que ruines et mort derrière eux.

Puis je détruisis la planète tout entière. Je transformai Arcturus en nova et vis la sphère de gaz brûlants envelopper la planète, porter ses océans à l’ébullition, réduire ses villes en cendres… et je me retrouvai trempé de sueur. Je commandai un autre verre au distributeur et coupai la machine. C’est alors que je m’aperçus que la lumière bleu pâle surmontant la porte du bureau de Haber brillait avec insistance. Le moment était venu : mes visiteurs étaient arrivés.

Connick avait emmené trois de ses Enfants ; le cher Tom en avait amené deux autres ; Knafti et le colonel Peyroles étaient accompagnés de Timmy Brown. « Bienvenue à la salle de jeux, dis-je. On les fait bien jeunes, cette année, les lyncheurs. »

Ils se mirent tous à hurler aussitôt. Du moins tous sauf Knafti dont les pépiements ne possédaient pas un volume suffisant pour rivaliser avec les autres. J’attendis et, lorsque le tumulte montra des signes de déclin, j’ouvris le bar du gros lard Haber et me versai une solide rasade. « Eh bien, dis-je, lequel d’entre vous veut ouvrir le feu, abrutis ? » Et ils entrèrent de nouveau en effervescence pendant que je buvais. Tous sauf Candace Harmon, qui se tenait près de la porte et m’observait.

« Allons, Connick, dis-je, parlez le premier. M’obligerez-vous à diffuser sur les ondes que vous avez été démobilisé pour un motif déshonorant ?… À propos, vous aimeriez peut-être faire la connaissance de mon assistant maître-chanteur ; c’est Miss Harmon que vous voyez là-bas, qui a mis au jour la tache qui souille votre blason. »

Le fiancé de l’intéressée poussa un cri de protestation, mais Candace continuait d’observer. Je gardai les yeux braqués sur Connick. Il étrécit les paupières, mit ses mains dans ses poches et dit en se dominant visiblement : « Je n’avais que dix-sept ans lorsque ce fait s’est produit.

— Sans doute, mais j’en sais encore davantage. Vous avez subi une dépression nerveuse l’année qui suivit votre démobilisation. On appelle cela le cafard de l’espace dans les émissions publicitaires. Sur la Lune, nous lui donnions le nom de trouille. »

Il jeta un regard rapide à ses enfants, les deux qui étaient les siens et celui qui ne l’était pas. « J’aurais pu faire abroger cette démobilisation déshonorante et vous le savez…, dit-il vivement.

— Mais vous vous êtes abstenu. Ce n’est pas le fait d’avoir déserté qui est significatif. Le fait significatif est que vous étiez cinglé. Je dirais même que vous l’êtes toujours.

— Minute. Moi, Knafti, je vous ai demandé de cesser… » bégaya Timmy Brown.

Mais Connick le fit taire d’un geste. « Pourquoi, Gunnarsen ?

— Parce que j’entends remporter cette élection. Quel qu’en soit le prix… et en particulier celui que vous devrez payer.

— Mais, moi, Knafti, j’ai donné des instructions… » C’était Timmy Brown qui revenait de nouveau à la charge.

« La Commission d’Armistice a promulgué des ordres…, dit Peyroles.

— Je ne sais qui est le pire, vous ou ces punaises ! » C’était le fiancé de Candace qui venait de parler et les voilà tous à crier de plus belle. Knafti lui-même se traîna vers moi sur son thorax doré, pépiant et hululant, et Timmy Brown pleurait de vraies larmes en s’efforçant de me dire que j’avais tort, qu’il fallait tout arrêter – pourquoi refusais-je d’obéir aux ordres ? – et me désister.

« Taisez-vous ! » m’écriai-je.

Ils n’obéirent pas, mais le vacarme diminua légèrement de volume. Je vociférai pour dominer le tumulte. « Qu’ai-je à faire de vos désirs ? Je suis payé pour accomplir un travail. Mon travail, c’est d’amener les gens à agir d’une certaine façon. C’est ce que je fais. Peut-être que demain je serai payé pour les faire agir en sens contraire et je n’hésiterai pas une seconde à obéir. Après tout, qui êtes-vous pour me donner des ordres ? Un insecte puant comme vous, Knafti ? Un soldat de pacotille comme vous, Whitling ? Ou vous, Connick, un…

— Un candidat à un poste public », dit-il ; il ne criait pas, mais sa voix dominait néanmoins la mienne. « Et comme tel, j’ai l’obligation… »

Je parvins néanmoins à noyer ses paroles. « Un candidat ! Vous êtes un candidat jusqu’au moment où je préviendrai les électeurs que vous avez une araignée au plafond, Connick. Et dès ce moment vous n’existerez plus ! Et cela, je le leur dirai, je vous le promets si… »

Je n’eus pas le temps de finir ma phrase, car les trois enfants de Connick fonçaient sur moi, les deux siens et l’autre. Ils firent voler les papiers qui couvraient la table de Haber et brisèrent sa cruche en cristal de roche ; mais ils ne parvinrent pas à me prendre à la gorge parce que Connick et Timmy Brown les retinrent. Pas facilement, je vous prie de le croire.

Je me permis un ricanement : « Et qu’est-ce que cela prouve ? Vos enfants vous aiment, je l’admets – même celui qui vient de Mars. Celui sur qui les congénères de Knafti ont pratiqué la vivisection… Knafti a peut-être opéré personnellement sur lui, pourquoi pas ? Joli tableau, n’est-ce pas ? Votre ami insecte, ici présent, tuant des bébés, martyrisant des gosses… peut-être ne saviez-vous pas que Knafti lui-même était l’un des instigateurs du massacre des enfants ? »

Timmy Brown hurlait comme un possédé. « Vous ne savez pas ce que vous faites. Ce n’était pas du tout la faute de Knafti ! » Sa face terreuse était hagarde, ses dents cariées découvertes par une grimace. Et il pleurait à chaudes larmes.

Si vous appliquez la chaleur à une seule molécule, elle partira comme un matou qui a le feu au derrière, mais vous ne pourrez savoir d’avance où elle ira. Si vous chauffez une douzaine de molécules, elles se disperseront dans toutes les directions, mais vous ne saurez toujours pas quelles seront ces directions. Cependant, si vous en chauffez quelques milliards, soit à peu près la contenance d’un dé à coudre de gaz diffus, vous saurez où elles se rendront : elles vont prendre de l’expansion. Action de masse. Vous ne pouvez prédire ce que fera une simple molécule – appelez cela la liberté d’action de la molécule si vous voulez – mais les masses obéissent aux lois des grands nombres. Quelle que soit leur composition ; même une masse aussi petite que la troupe grondante à laquelle j’étais confronté dans le bureau de Haber. Je les laissai crier et tous leurs hurlements étaient dirigés contre moi. Candace elle-même me montrait un froncement de sourcils, un assombrissement des prunelles et une contraction des lèvres, bien qu’elle m’observât aussi silencieusement et avec autant de constance que jamais.

Connick prit la situation en main : « Silence, s’il vous plaît ! cria-t-il. Écoutez-moi tous ! Mettons ceci au point ! »

Il se leva, tenant un Enfant de chaque main, et retenant le troisième, le plus jeune, entre lui et la porte.

Il me regarda avec un tel dégoût que j’en ressentis une sensation physique – ce qui ne me plut guère, bien que son intensité ne dépassât pas mes prévisions. « C’est vrai. Sammy ici présent est l’un des enfants rescapés de Mars. Ce fait a peut-être suscité en moi des réflexions qui ne me seraient pas venues autrement… il est mon enfant, à présent, et lorsque je pense à ces punaises puantes occupées à charcuter… »

Il s’interrompit et se tourna vers Knafti. « Un homme qui se livrerait à de tels actes, je le considérerais comme un monstre et je lui arracherais le cœur de mes propres mains. Mais vous n’êtes pas un homme. »

Le visage sombre, il se détacha de ses enfants et marcha sur Knafti. « Je ne puis vous pardonner, Dieu m’est témoin, c’est impossible. Mais je ne puis vous en vouloir – pas plus que je ne puis en vouloir à l’éclair qui vient de frapper ma maison. Je crois que je me trompais. Je me trompe peut-être encore. Mais – j’ignore ce que vous faites en pareil cas – j’aimerais vous serrer la main, ou ce qui en tient lieu. Je vous prenais pour un assassin perverti, et un animal nauséabond, mais je vous le dis en toute franchise, j’aimerais mieux collaborer avec vous – pour l’établissement de votre base, pour la paix – qu’avec certains des hommes qui se trouvent actuellement dans cette pièce ! »

Je ne restai pas pour assister à la touchante scène qui suivit.

Ce n’était pas nécessaire, puisque les caméras et les magnétophones que les techniciens du studio avaient installés pour moi derrière tous les miroirs polarisés de la pièce observaient à ma place. J’espérais seulement qu’ils n’avaient manqué ni un seul mot ni un seul cri, car je ne pensais pas qu’il me serait possible de rééditer cette scène.

J’ouvris la porte discrètement et m’esquivai. Et au moment où je partais, je surpris le plus petit des enfants Connick qui se faufilait devant moi, se dirigeant vers le poste 3–V dans la salle d’attente. Je tendis un bras pour l’arrêter. « Salaud ! siffla-t-il. Sale type !

— Tu as peut-être raison, lui dis-je, mais rentre dans le bureau et va tenir compagnie à ton père. Tu participes aujourd’hui à l’histoire vivante.

— Des clous ! Le lundi soir je regarde toujours le Dr. Jivago et l’émission va commencer dans cinq minutes et…

— Pas ce soir, fiston. Tu pourras m’en vouloir pour cela également. Nous avons loué ce temps pour une émission entièrement différente. »

Je le reconduisis dans la pièce, refermai la porte, pris mon manteau et partis.

Candace m’attendait dans la voiture. C’était elle qui conduisait.

« Pourrai-je prendre l’avion de neuf heures trente ? demandai-je.

— Certainement, Gunner. » Elle introduisit le véhicule dans la circulation, brancha le pilote automatique et forma le numéro de l’aéroport, puis elle se renversa sur les coussins et alluma une cigarette pour chacun d’entre nous.

Je pris la mienne et jetai un regard morose à travers la glace.

En contrebas, sur la chaussée à circulation lente, nous dépassions une retraite aux flambeaux, avec des chars, des chorales et de la bière gratis à tous les principaux passages pour piétons. J’ouvris la boîte à gants et en tirai une paire de jumelles que je portai à mes yeux…

« Inutile de vérifier, Gunner. Je m’en suis occupée. Le programme se déroule comme prévu.

— C’est ce que je vois. » Non seulement les marcheurs brandissaient des fanions annonçant notre émission, qui commençait à passer en ce moment sur les antennes, mais les chars portaient des écrans de projection et des amplificateurs. Sur tout le parcours, on voyait Knafti, gigantesque et hideux dans sa carapace d’or, étreignant les enfants et les protégeant contre les attaques de ce monstre venu d’une autre planète, moi-même. Les techniciens du studio avaient réussi un splendide travail de montage en un temps record. La scène entière se trouvait là, sur caméra, aussi réelle que je venais de la vivre.

« Vous voulez écouter ? » Candace me fit passer un écouteur hyperboloïde à longue distance, mais je n’en avais pas besoin. Connick allait m’accuser, Timmy Brown allait m’accuser. Les enfants allaient m’accuser. Le colonel Peyroles allait m’accuser. Le commandant Whitling allait m’accuser. Même Knafti allait m’accuser. Toute cette haine pour une seule et unique cible : moi.

« Naturellement, Junior vous mettra à la porte. Il y sera bien obligé, Gunner.

— Ça tombe bien, dis-je. J’avais justement besoin de vacances. » Je ne me faisais pas de soucis. Tôt ou tard, lorsque tout ce tapage serait oublié, il trouverait le moyen de me réintégrer. Une fois que les poursuites judiciaires seraient venues à leur terme. Une fois que la Commission d’Armistice aurait terminé ses travaux. Lorsqu’on pourrait me faire figurer de nouveau, discrètement, sur les listes de paie, me confier un poste discret, dans un avant-poste discret de la firme. Avec un avenir discret.

Nous glissâmes au sommet d’une rampe en spirale pour nous enfoncer dans les garages de l’aéroport. « Au revoir, ma chère, dis-je, et joyeux Noël à vous deux.

— Oh ! Gunner ! je voudrais… »

Mais je savais ce qu’elle voulait réellement et je ne désirais pas la laisser terminer sa phrase. « Whitling est un gentil garçon. Et moi je ne le suis pas, vous savez. »

Je ne lui donnai pas de baiser d’adieu.

L’appareil était prêt. Je glissai mon ticket dans la fente de contrôle, obtins le feu vert au tourniquet qui s’ouvrit dans le même moment, pénétrai dans l’appareil et m’assis près du hublot, du côté opposé.

Vous pouvez gagner n’importe quelle cause si vous êtes prêt à payer le prix. Il suffit de consentir à un sacrifice humain.

Lorsque l’appareil commença de rugir, de vibrer et de tourner sur son axe pour quitter le terminal, j’avais admis le fait que ce prix était payé une fois pour toutes. J’aperçus Candace, debout sur le toit de la terrasse d’embarquement, sa robe flottant au souffle des réacteurs. Elle n’agita pas la main, mais elle ne bougea pas, tant que je pus la voir debout sur cette plate-forme.

Ensuite, bien entendu, elle retournerait à son travail et un peu plus tard, le matin de Noël, auprès de ce gentil garçon qui était à l’hôpital. Haber demeurerait à la tête de sa succursale désormais sans grande importance. Connick gagnerait sa campagne. Knafti réaliserait son incompréhensible transaction avec la Terre ; et si l’un d’eux venait jamais à penser à moi, ce serait avec dégoût, colère et mépris. Mais c’est ainsi que l’on remporte une élection. Il faut payer le prix. Les hasards du jeu ont voulu que le prix à payer pour celle-ci, ce soit moi.